Pierre Céleste possédait un âne atteint d'une paresse exemplaire.
Son maître n'avait jamais pu tirer de lui
un quelconque semblant de bon vouloir.
Il était simplement paresseux.
Pierre Céleste avait tout essayé,
la douceur,
la persuasion,
les promesses,
la colère et
même les coups.
Pierre Céleste assurait à tout propos que l'âne se moquait de lui.
Parfaitement,
monsieur,
et même lui riait au nez.
Baroudeur,
il s'appelait ainsi, allez savoir pourquoi,
de toute façon,
comme il ne répondait jamais à l'appel de son nom,
ni même aux interjections telles que U,
Dia,
et,
qui d'ordinaire sont le vocabulaire choisi que comprennent les ânes,
qu'il s'appelle Baroudeur,
Aliboran, Afner ou Burid.
Aussi,
Pierre Céleste s'était déshabitué bien vite
à l'appeler ainsi et l'avait plus simplement
rebaptisé qu'un âne.
En fait,
Baroudeur n'était pas moqueur.
Pierre Céleste avait traduit ainsi
le léger sourire qu'il voyait sur sa gueule.
Mais il ne s'agissait pas de cela.
Baroudeur
était un rêveur.
Voilà pourquoi il ne voulait pas travailler,
pour ne pas perdre une minette de
son dolce farniente.
Allongé sur la colline, au milieu des fleurs,
ou assis au bord du grand étang,
ou au bout de la ferme de son maître,
les yeux fixés dans l'eau claire.
Qu'un âne vivait donc
à la ferme de Pierre Céleste dans la plus parfaite béatitude.
Une fois pour toutes,
les choses étaient bien posées.
C'est dans la plus tranquille sérénité
qu'il coulait des jours heureux,
au soleil l'été,
dans les tables l'hiver.
Comme Pierre Céleste était malgré tout un bon gars,
il n'avait pas trop cherché à le revendre.
Et puis,
peu à peu,
il s'était attaché à lui,
à son indolente personnalité.
On *** qu'on aime les gens aussi pour leurs défauts.
C'était peut-être
le cas pour Baroudeur.
Or, il advint qu'un jour, ou plutôt une nuit,
les étoiles du ciel disparurent.
Ceci est un phénomène normal à l'aurore
quand le jour vient chasser la nuit.
Mais c'était bien une
nuit que ce phénomène eut lieu.
En pleine nuit,
les gens bien sûr dorment,
et ne s'aperçoivent pas
s'il y a des étoiles vers le ciel qu'avant de se coucher.
Mais le lendemain,
c'est le jour qui
ne vint pas.
Le soleil était absent,
lui aussi.
La matinée était à peine différente de l'aube.
Voici comment advint la chose.
Ce fut l'étang de Pierre Céleste qui fut le théâtre de ce
mémorable événement.
L'étang de l'eau du ciel,
ainsi nommé,
car l'eau y était si calme et si pure
que le ciel s'y refaitait parfaitement
et tout entier de jour comme de nuit.
Or,
un jour, longtemps
avant que les étoiles et le soleil disparaissent,
un jour l'étang de l'eau du ciel baissa de niveau.
Et curieusement,
les jours au fil des semaines devinrent plus gris,
et les nuits plus sombres.
Quand on prit vraiment conscience de la
chose et qu'on commença de s'alarmer,
l'étang était à sa moitié.
Le soleil se levait de plus en plus tard pour se coucher de plus en
plus tôt.
On constitua alors des petites équipes de guetteurs qui,
un œil sur l'étang,
l'autre dans
le ciel,
se relayaient pour tenter de percer le mystère.
Ce fut ainsi qu'une nuit,
alors que la
lune approchait de son dernier quartier,
un guetteur vit Baroudeur qui s'abreuvait dans
l'eau du ciel.
L'homme le regarde à boire.
Dix minutes passèrent
et Baroudeur ne semblait pas
être désaltéré.
À un moment,
la lune fut près de son museau.
D'une lampée,
l'âne l'avala,
et quelques étoiles avec.
L'homme stupéfait regarda dans le ciel là-haut.
La lune avait
disparu
avec les étoiles qui tout à l'heure encore étaient tout autour.
Mais ce n'était pas Dieu
possible.
Eh oui, c'était pourtant Dieu possible.
C'est justement cette nuit-là que le ciel n'eut
plus jamais de lueur,
et les jours qui suivirent plus aucune clarté.
Ce matin,
le soleil ne se
leva pas.
Pierre Céleste avertit
à la voir son âne.
Baroudeur était devenu énorme.
Le larsen était de taille.
Baroudeur était malade.
Il y avait de quoi.
— Cunan,
mais qu'est-ce que tu as fait là ?
— Oh,
je sens que j'ai trop bu.
— Ah, pour ça, oui.
— Et que je vais rendre mon âme à Dieu.
— Mais enfin, Cunan, qu'est-ce qui t'a pris ?
— Elles ont été si bonnes, mon maître.
C'est pas de ma faute.
Et j'avais si soif.
Mais pourquoi les étoiles ?
Pourquoi la lune ?
C'était justement ça, le meilleur.
Les étoiles
et la lune,
et le soleil, le jour.
Mais les étoiles, les étoiles, quelle délice !
Mais enfin, Cunan, c'est tout de même
une drôle d'idée que tu as eue là.
— Le rêve, mon maître, le rêve.
J'avais toujours rêvé de boire les étoiles de l'eau du ciel.
— Et j'y suis arrivé.
— Oui, mais
tu es malade maintenant.
— Et je vais mourir, je sais.
Mais j'ai connu un plaisir jamais égalé.
— À quel prix ?
— Qu'importe, mon maître.
— Je ne regrette rien.
— Tu es un égoïste, Cunan.
— Je sais, je sais.
Celui qui rêve est un égoïste.
Il n'est tourné que vers son
but
et ne voit rien d'autre.
Il est toujours ailleurs.
C'est merveilleux.
Mais c'est
égoïste, oui.
Et comment me faire ?
— Mais faire plaisir,
penser aux autres,
et aussi
un but qui procure bien des joies.
— J'imagine que oui, mon maître.
— Oh,
mais qu'est-ce que j'ai mal.
— Bon, allez, viens, je vais te soigner.
— Oh non, surtout pas.
Je guérirai et je recommencerai à vous jouer des tours,
malgré moi,
et vous en ferai encore les frais.
Non,
laissez-moi mourir.
Je vous rendrai votre ciel,
vos jours
et vos nuits,
comme ils doivent être,
à leur place.
Laissez-moi
et vous verrez.
Mais Cunan...
Non, non,
laissez-moi.
Et il mourut.
— Baroudeur ! Non, Baroudeur !
Il y avait si longtemps que son maître ne l'avait pas appelé ainsi,
par son vrai nom.
L'avait-il entendu avant de mourir ?
— Sans doute.
Car il souriait, Baroudeur.
Pas d'un sourire moqueur,
mais d'un doux sourire d'un exaucé.
À l'instant même où Baroudeur rendait le dernier soupir,
son gros ventre éclata,
et des milliers et des milliers d'étoiles
fusèrent vers le ciel et reprirent la place
qu'elles occupaient auparavant.
L'étang se remplit à nouveau,
autant de l'eau qui lui manquait qu'autant d'étoiles
qui le décoraient.
Ce fut une belle nuit,
comme on n'en avait plus vue depuis longtemps.
Et le lendemain,
le soleil était plus éclatant que jamais.
Au bord de l'eau du ciel,
on éleva une statue en bronze de Baroudeur.
Il était désormais, lui aussi, là,
à sa place,
et pour toujours.
Et maintenant,
si vous passez par chez nous,
ne vous étonnez pas de ne pas voir Dan dans
les rues ou dans les chambres,
à part bien sûr le nôtre,
éternel,
dans sa pose de rêve.
Alors,
face à l'eau du ciel,
ne vous étonnez pas
d'avoir connu une telle âne.
Il en faudra des jours et des jours pour l'oublier.
D'ici longtemps,
on n'aura jamais eu
qu'une âne.