La grâce matinéeIl est terrible le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d'étain.Il est terrible ce bruit quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.Elle est terrible aussi la tête de l'homme,la tête de l'homme qui a faim quand il se regarde à six heures du matindans la glace du grand magasin.Une tête couleur de poussière.Ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde dans la vitrine de chez Potin.Il s'en fout de sa tête l'homme, il n'y pense pas.Il songe, il imagine une autre tête.Une tête de veau par exemple, avec une sauce de vinaigre,ou une tête de n'importe quoi qui se mange.Il remue doucement la mâchoire, doucement.Et il grince des dents doucement, car le monde se paie sa tête.Il ne peut rien contre ce monde.Et il compte sur ses doigts, un, deux, trois.Un, deux, trois.Cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé.Et il a beau se répéter depuis trois jours, ça ne peut pas durer.Ça dure.Trois jours, trois nuits, sans manger.Et derrière ses vitres, ses pâtes,ses bouteilles, ses conserves.Poissons morts protégés par les boîtes.Boîtes protégées par les vitres.Vitres protégées par les flics.Flics protégés par la crainte.Que de barricades pour si malheureuse sardine.Un peu plus loin, le bistrot.Café crème et croissant chaud.L'homme titube.Et dans l'intérieur de sa tête, un brouillard de mots.Un brouillard de mots sardineux.Il a mangé oeufs durs, café crème, café arrosé, rhum, café crème, café crème, café crime arrosé sans.Un homme très estimé dans son quartier a été égorgé en plein jour.L'assassin, le vagabond, lui a volé deux francs.Soit un café arrosé, zéro franc soixante-dix, deux tartines beurrées, et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.Il est terrible, le petit bruit de l'oeuf dur.Placé sur un comptoir d'étain.Il est terrible, ce bruit, quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.